5
Vers l’inconnu

Alix arrivait à peine à son repaire lorsque Madox communiqua avec lui. Le Déüs ignorait le départ du Cyldias pour Brume afin de ramener Naïla, de même que leur retour, puisque les deux hommes ne s’étaient pas reparlé depuis leur dispute. Bien qu’il n’ait aucune envie d’argumenter avec lui, Madox se devait de l’informer de la désagréable nouvelle. Sans poser de questions sur sa sœur ni échanger sur la récente ascension au trône d’Ulphydius, il s’en tint à une brève explication de la métamorphose d’Alejandre. Alix fit immédiatement le lien entre sa propre transformation et celle de son frère. Cependant, il n’eut pas le loisir d’en informer son compagnon d’autrefois puisque ce dernier ferma brusquement son esprit, mettant fin à la conversation. Madox lui en voulait donc encore. Malheureusement, ce n’était pas aujourd’hui que la situation se réglerait. Alix savait que cet état de choses n’empêcherait pas le Déüs de protéger l’univers des Anciens au péril de sa vie. C’était tout ce qui comptait pour le moment.

Ignorant combien de temps il devrait attendre Naïla, le Cyldias tenta tant bien que mal d’occuper son esprit vagabond. Il détestait devoir patienter ainsi alors que l’urgence d’agir le tenaillait. Conscient qu’il n’y pouvait rien, il essaya de communiquer avec Foch ; parler avec le vieux Sage lui permettrait sûrement de mettre de l’ordre dans ses pensées et de relier les récents événements entre eux. De toute façon, l’hybride devait déjà être au courant de l’accession au trône. La seule chose qu’il devait ignorer, c’est le nom du sorcier qui avait réussi cet exploit.

À sa grande surprise, toutes ses tentatives restèrent vaines même s’il était convaincu que le Sage était réceptif à ses appels. Alix fronça les sourcils, soudain soucieux. Foch n’avait jamais agi ainsi par le passé. Si le demi-cyclope désirait qu’on le laisse en paix, il fermait plutôt son esprit. Le Cyldias devait-il s’inquiéter de ce silence ? Son ami était-il en danger ? Ou malade ? Alix se rappelait à quel point le vieil homme lui avait semblé fatigué et soucieux la dernière fois qu’il l’avait vu. Foch lui avait alors confié ses inquiétudes face à l’avenir, mais surtout par rapport à son espérance de vie. Comment savoir ? Bien qu’il ait nouvellement hérité d’une foule de pouvoirs, aucun ne permettait à Alix de repérer un être comme Foch sur la Terre des Anciens. Par contre, peut-être Naïla en serait-elle capable puisque sa position de Fille de Lune lui conférait des pouvoirs très différents des siens. Dès son retour, il le lui demanderait. Même si une visite éclair chez Wandéline pourrait répondre à ses questions, Alix ne pouvait prendre cette chance. Si Foch n’était pas en mesure de lui répondre, il ne pourrait certainement pas non plus raisonner la sorcière. Bien qu’Alix puisse aujourd’hui se défendre efficacement contre cette harpie qui lui en voulait toujours d’avoir mis en miettes son grimoire, il ne voulait pas l’éliminer puisqu’elle pouvait s’avérer une alliée précieuse contre Saül.

L’impossibilité de parler avec Foch contraria Alix, qui s’obligea à concentrer ses énergies ailleurs. Son statut de Sage d’Exception lui permettant de revivre des pans de sa vie avec une netteté incroyable, le jeune homme fit renaître l’événement au cours duquel il avait croisé le chemin de Saül sur les terres des Canac. Ce n’est pas tant le sorcier qui l’intéressait que les Ybis qui l’accompagnaient. S’il ne pouvait repérer Saül, peut-être en allait-il autrement pour ses acolytes. Il était certain qu’une information d’importance lui avait échappé lors de leur précédente rencontre ; cette idée le taraudait depuis qu’il avait revu le sorcier. Il n’eut qu’à croiser, en pensée, le regard de la dénommée Fonzine pour que le souvenir qui chatouillait son esprit se précise avec une clarté impeccable. Saül avait sommé l’Ybis de laisser la vie sauve à Alexis parce qu’il devait ramener sa sœur de Brume. Sa sœur. Le Cyldias comprit avec horreur que les Ybis qui accompagnaient Saül étaient les jumeaux qu’Andréa avait laissés sur Bronan en échange de ceux qu’elle avait ramenés au château des Canac.

Cette troublante constatation l’amena à s’interroger sur les jumelles que Naïla avait abandonnées aux soins des sirènes de Mesa. Alix n’avait jamais posé la moindre question sur les enfants de Naïla. Cette dernière l’ayant informé que les petites étaient de véritables Filles de Lune, il s’était simplement assuré auprès de la jeune femme qu’elles seraient en sécurité jusqu’à leur majorité, c’est-à-dire seize ans, et qu’elles étaient protégées des possibles sautes d’humeur d’Alejandre. Pour le reste, il avait jugé que cela pouvait attendre à plus tard, ayant des problèmes autrement plus urgents à régler. Alix se demandait maintenant s’il n’aurait pas été plus avisé de creuser davantage la question. L’idée que Naïla puisse avoir accouché d’Ybis, comme sa mère avant elle, s’ancra bientôt dans son esprit avec force, refusant de le laisser penser à autre chose. En désespoir de cause, il se concentra sur la vieille Elisha.

Revenant ainsi au problème que posait maintenant Alejandre, Alix s’assit en tailleur sur le sol de sa cabane, faisant renaître les souvenirs de ses origines, dont la voyante lui avait fait cadeau lors de sa visite. Peut-être trouverait-il, dans ces événements lointains, une explication à sa transformation et à celle de son frère, de même qu’un moyen d’éliminer celui qui lui empoisonnait la vie depuis trop longtemps déjà. Après tout, si le sortilège qui devait empêcher Alejandre de se servir de ses pouvoirs s’était rompu, peut-être celui qui empêchait les deux hommes de s’entretuer en avait-il fait de même…

Alix arrivait au terme des souvenirs qu’Elisha lui avait laissés quand Naïla se matérialisa devant lui. Il n’avait malheureusement pas trouvé la moindre piste de solution au problème que représentait Alejandre. Bien que ce dernier revête une importance capitale, la vue de la jeune femme eut sur le Cyldias l’effet d’un puissant aphrodisiaque. Pour la millième fois au moins depuis qu’il la connaissait, il se demanda comment cette Fille de Lune était parvenue à le tenir aussi solidement dans ses griffes.

 

* *

*

 

— Je peux savoir ce que tu fais, assis en tailleur à même le sol ? m’informai-je d’un ton moqueur.

— Je réfléchis à mon très cher frère, qui risque de nous causer des ennuis avant longtemps…

Devant mon regard interrogateur, Alix me donna des explications. Ma curiosité innée l’obligea également à s’étendre sur le pourquoi du singulier comportement de mon demi-frère, ce qu’il fit de moins bonne grâce. Je n’éprouvai aucun malaise à être la cause de la dispute entre Madox et Alix, j’avais des préoccupations autrement plus importantes. Je relatai à mon tour ma discussion avec mes parents, mais je remarquai que mon compagnon ne m’écoutait qu’à moitié.

— Je t’ai manqué ? m’enquis-je, alors qu’Alix me déshabillait littéralement des yeux, l’esprit vraisemblablement à des kilomètres de Saül ou de l’Orphelinat des Sages.

Je percevais le désir qui émanait de lui sans subtilité aucune. Bras croisés sur la poitrine, je le fixai sans rien ajouter.

— Peut-être, rétorqua-t-il, tout en me faisant signe de l’index pour que je m’approche.

— Si tu crois que je vais me vautrer dans la poussière de cette cabane miteuse avec toi…

Sourire en coin, je ne bougeai pas d’un poil.

— C’est vrai, j’avais oublié tes manières de princesse, répliqua Alix, moqueur.

Je ne m’habituais pas à ce surnom de princesse dont il m’avait gratifiée lors de mon bref apprentissage en sa compagnie sur Mésa. Venant de lui, le terme était nettement péjoratif.

— Les princesses ne se laissent pas séduire par les hommes chargés de veiller sur elles, dis-je, mon regard s’arrimant au sien.

— Sauf si l’un d’eux a un charme irrésistible…

Joignant le geste à la parole, il usa de magie et je me sentis attirée vers lui comme un aimant. N’ayant pas envie de résister, je ne m’opposai pas, croyant qu’il se redresserait pour me prendre dans ses bras. Il en profita plutôt lâchement pour me faire perdre l’équilibre. En quelques secondes, je me retrouvai sur lui, puis d’une habile manœuvre, il me fit rouler sous lui pour prendre le dessus. Au sens propre comme au figuré. Je laissai échapper un juron.

— Je me suis fait avoir comme une débutante, marmonnai-je, un tantinet frustrée.

— Les princesses sont toujours un peu bêtes…, laissa-t-il tomber, narquois.

Un genou de chaque côté de mes hanches, me tenant les bras fermement plaqués au sol, Alix se pencha pour m’embrasser. Refusant de lui céder si facilement, je lui mordis la lèvre inférieure. Il recula légèrement, affichant un sourire indulgent, avant de faire une seconde tentative. Je répondis cette fois avec ardeur, reléguant aux oubliettes mon orgueil blessé ; incapable de renoncer au plaisir qui s’annonçait…

 

* *

*

 

— Par quoi est-ce qu’on commence ? demandai-je, fixant d’un regard absent le plafond de la cabane.

Nous étions encore nus, allongés sur une couverture apparue in extremis une heure plus tôt. Je posais la question par pure obligation, n’ayant pas la moindre envie de me lancer dans quelque aventure que ce soit. Je rêvais plutôt de rester indéfiniment blottie dans les bras sécurisants de mon Cyldias, qui s’empressa de réduire mes espoirs à néant.

— Bronan. Puisque je devrai m’y rendre tôt ou tard pour renouer avec mes origines, il vaut mieux que je le fasse maintenant. Peut-être cette traversée me permettra-t-elle également de mieux comprendre ma mutation de même que celle d’Alejandre. Si nous voulons vaincre Saül, il faudra d’abord éliminer ceux qui traînent dans son sillage avec l’espoir de l’imiter, et mon frère fait partie de ces imbéciles assoiffés de pouvoir. Dans un même temps, nous rapporterons les griffes d’Édnée demandées par Foch pour sa potion de Vidas. Parlant de Foch…

Il m’expliqua ce qu’il en était pour le Sage demi-cyclope que je n’avais pas eu la chance de rencontrer depuis mon arrivée sur la Terre des Anciens.

— Maxandre m’a enseigné comment repérer les représentants d’espèces particulières comme les cyclopes, les harpies ou les géants. C’est un don qui vient avec tout le reste, il suffit de savoir s’en servir. Toutefois, cette technique localise tous les spécimens dans un rayon donné et non pas un individu en particulier. Si tu peux me dire dans quel recoin de cet univers il se cache, j’essayerai de le retrouver. C’est ce que je peux faire de mieux…

— C’est déjà beaucoup. Nous allons nous y mettre tout de suite parce que j’aimerais bien lui parler avant de traverser vers Bronan.

D’un mouvement décidé, Alix se redressa, m’offrant une vue magnifique, mais trop éphémère, puisqu’il se vêtit en hâte, soudain pressé de se remettre en chasse. Pour ma part, je manquais d’enthousiasme et je dus me fouetter mentalement pour me remettre sur pied.

— Nous irons près de la cabane de Wandéline pour tenter un repérage. C’est à cet endroit que Foch est le plus susceptible de se trouver.

Je hochai simplement la tête et nous partîmes quelques instants plus tard.

 

* *

*

 

— Il y a bien un cyclope tout près d’ici, mais quelque chose cloche dans le signal que je reçois, comme si cette créature n’était pas réellement présente et qu’elle avait simplement laissé une empreinte.

Je tournai un visage interrogateur vers Alix. La magie conservait encore, pour moi, certaines particularités qu’il me fallait assimiler au fil de l’expérience et pas autrement.

De plus, de ce que j’avais compris, Foch était un être énigmatique qui pouvait causer bien des surprises. Le haussement d’épaules d’Alix était éloquent : la seule façon de savoir était d’y aller.

Trente secondes plus tard, nous étions devant la demeure de Wandéline et les souvenirs de ma visite en ces lieux s’imposèrent. D’un geste, je touchai le sac que je portais toujours en bandoulière et qui contenait les deux fioles scellées que la sorcière m’avait remises à cette occasion. Même Maxandre n’avait su me dire ce qu’elles contenaient. Le saurais-je un jour ? Des images de Madox jaillirent également de ma mémoire, me rendant un brin nostalgique. Alix me tira de mes réminiscences par une étrange remarque.

— Il y a, dans cette cabane, un objet qui dégage une aura de magie noire tellement puissante que j’en ai la chair de poule. Pourtant, je me sens attiré vers lui…

Je haussai un sourcil surpris. Alix n’avait pas l’habitude d’avouer ce genre de réaction. Qu’est-ce que ça voulait dire ?

— J’ai éprouvé la même sensation à l’approche des trônes mythiques, mais à un degré moindre…

— Se pourrait-il que ton ascendance avec Ulphydius y soit pour quelque chose ?

— La seule façon d’en avoir le cœur net, c’est d’entrer. Heureusement, Wandéline n’est pas là…

L’endroit était sombre. Une odeur de fruit pourri flottait dans l’air, se mélangeant à des effluves d’épices pour donner un résultat olfactif peu engageant. Dans l’âtre, un petit chaudron suspendu contenait un liquide bouillonnant ; probablement la potion de Vidas. Pour le reste, rien de bien différent de la dernière fois, soit des étagères où s’entassaient de nombreux livres, des fioles et des sachets d’ingrédients divers, de même qu’une table encombrée et nulle part pour s’assoir.

Alix s’était arrêté au centre de la pièce, tous ses sens en alerte. Je le sentais tendu. Quelques minutes passèrent dans un lourd silence, puis il se dirigea vers le mur du fond. Là, il déplaça magiquement une étagère surchargée de bocaux de verre au contenu douteux. Dessous était dissimulée une trappe de bois.

— C’est là, fut son seul commentaire avant qu’il ne soulève le panneau et s’engage dans l’escalier dont nous ne voyions que les premières marches.

À peine posa-t-il le pied sur l’une d’elles qu’il disparut. Littéralement. Par réflexe, je le cherchai magiquement. Ce que je ressentis fut en tout point semblable à la réponse reçue pour Foch un peu plus tôt. J’en déduisis qu’ils devaient être tous les deux au même endroit.

— Ça va ?

La réponse fusa, étrangement distordue, comme si elle me parvenait à travers un long tunnel alors que la télépathie ne devrait pas être affectée par les obstacles matériels.

— Oui. Rejoins-moi.

 

* *

*

 

Nous étions dans un vide temporel magique, un espace créé de toutes pièces pour un besoin spécifique. Normalement, cet endroit n’était repérable que par celui ou celle qui l’avait conçu. Comme il était évident que Wandéline ne pouvait s’être trompée en exécutant son sortilège – les enjeux étaient trop importants –, nous en vînmes à la conclusion, après la découverte du grimoire d’Ulphydius, que c’était l’ascendance d’Alix qui avait brisé la barrière protectrice. Je n’avais eu qu’à m’y engouffrer à sa suite.

Les yeux fixés sur le gros volume, nous hésitions tous deux à y toucher. L’Édné de la couverture semblait nous défier d’ouvrir cet ouvrage diabolique. Nous convînmes de n’en rien faire, le temps nous manquant cruellement. Nous nous tournâmes plutôt vers le centre de la pièce.

— On dirait une mauvaise parodie de Blanche-Neige, murmurai-je malgré moi.

Encore sous le choc, Alix ne réagit pas, m’évitant d’avoir à expliquer ma remarque stupide.

Sur une paillasse de fortune, recouvert d’une couverture de laine brune et d’une espèce de dôme translucide, reposait le corps endormi magiquement de celui qui avait dû être Foch. L’homme n’avait plus rien d’humain, ayant vraisemblablement renoué avec l’apparence des cyclopes et pas des plus beaux spécimens : un visage aux traits déformés par la souffrance, un œil unique et immense au milieu du front, une bouche trop large et un nez quasi inexistant. Plus un cheveu ne recouvrait le crâne légèrement pointu alors qu’Alix m’avait informée avoir connu un Foch à l’épaisse toison blanche. On devinait les bras trop longs, les jambes petites et trapues, les pieds imposants, mais surtout griffus. La poitrine de l’hybride se soulevait à intervalles réguliers, témoin silencieux de la continuité d’une vie brisée.

— Je savais que sa transformation n’était qu’une question de temps, mais je ne pensais pas que ça irait si vite…

Alix marqua une courte pause, puis ajouta, songeur :

— Si Wandéline l’a ainsi préservé des ravages du temps, c’est parce qu’elle croit en la possibilité d’un retour en arrière. Elle est probablement partie à la recherche d’ingrédients manquants pour une mixture de son cru… Je n’ai donc d’autre choix que de partir vers Bronan sans les précieux conseils du plus sage de mes amis, conclut-il en soupirant.

En entendant cette phrase, je réalisai que la puissance magique, peu importe son ampleur, n’était pas un gage de réussite face à l’adversité, ni une panacée à tous les maux. Alix et moi étions tous deux immensément puissants, mais il n’en demeurait pas moins que nous avancions souvent à l’aveuglette et avions besoin des autres.

— Selon toi, le grimoire est-il en sécurité ici, considérant que Saül détient maintenant les pouvoirs d’Ulphydius ? Ne pourrait-il pas, comme toi, être conduit par quelques forces occultes jusqu’ici ?

Alix hocha la tête en signe de dénégation.

— Je ne pense pas. J’ai ressenti la présence du volume une fois sur les lieux seulement et encore, je ne savais pas ce que je cherchais exactement. Et si ce résultat est véritablement le fruit de mon ascendance machiavélique, ce grimoire est bien à l’abri puisque je ne crois pas que les descendants d’Ulphydius soient très nombreux. Il n’y aurait peut-être qu’Alejandre qui puisse représenter un réel danger. Considérant qu’il est quelque part dans les Terres Intérieures, à la poursuite d’une chimère, il me semble bien peu menaçant…

Une fois la cache refermée derrière nous et le meuble magiquement remis en place, nous quittâmes les lieux. Nous avions pris soin de laisser, bien en vue près des notes de Wandéline sur son expérience en cours, les écailles de sirènes. Au moins, la sorcière pourrait continuer sa potion jusqu’à notre retour.

 

* *

*

 

Le lendemain, l’aube nous trouva debout et reposés par une bonne nuit d’un sommeil régénérateur. Comme nous n’avions pas à nous encombrer de vivres ou de chevaux – la magie réglant parfaitement cet épineux problème –, nous étions prêts à traverser vers Bronan alors que le soleil entamait tout juste sa course vers le firmament.

Alix connaissait l’existence de ce passage grâce aux souvenirs que la vieille Elisha avait implantés dans sa mémoire, tandis que mon savoir venait plutôt de mon statut d’Élue. Debout sur les rives d’un lac minuscule, nous regardions tous les deux l’immense rocher qui trônait en son centre. Sur celui-ci, un arbre unique, un épifrêne. Ce curieux mélange de résineux et de feuillus ne poussait qu’en de très rares endroits sur la Terre des Anciens et annonçait presque toujours un passage vers le monde mystique de Bronan, le plus méconnu des univers créés par Darius lors de la Grande Séparation, quelque sept siècles plus tôt. Maxandre avait mentionné, lors de mon apprentissage, que cette essence d’arbre particulière poussait par contre en abondance sur la terre des Édnés.

— Tu te sens prêt ?

J’avais posé la question par principe, sachant que l’on n’était jamais réellement prêt pour un voyage de ce genre. On acceptait l’obligation de le faire, point à la ligne. Alix afficha une moue amusée.

— Ai-je l’air de craindre la traversée ?

— À mon avis, tu appréhendes davantage ce que tu découvriras de l’autre côté plutôt que le trajet lui-même…

— De toute façon, ai-je le choix ? Je…

Alix s’interrompit, pivotant brusquement sur lui-même. Avant que je ne puisse en faire autant, je fus prise de nausées et sentis mon corps lutter contre une agression intérieure aussi soudaine que violente. Sans que je puisse réagir par un sortilège, je me retrouvai pliée en deux, les jambes flageolantes, vomissant mon déjeuner.

— Je t’avais pourtant donné l’ordre de me la ramener avant qu’elle n’accouche ! Tu es bien comme ta mère : incapable d’obéir aux ordres et n’en faisant qu’à ta tête.

Je ne connaissais pas cette voix, mais je crus comprendre qu’elle appartenait à Roderick, le père d’Alix. Décidément, pensai-je sarcastique, lui et moi n’aurions jamais été aussi près de nos familles que ces derniers jours…

— Passe ton chemin, Roderick, et il ne te sera fait aucun mal, grinça Alix.

L’autre éclata d’un rire sombre ; la menace le laissait visiblement de glace.

— Je n’ai jamais craint les Sages de ma vie, aussi puissants puissent-ils être. Que mon propre fils en soit un n’y changera rien.

Je m’étais redressée péniblement, le cœur toujours au bord des lèvres. Alix, que la vision de son père semblait dégoûter, utilisa coup sur coup trois sortilèges différents afin d’emprisonner l’homme en face de lui. En vain. Roderick souriait à pleines dents, arrogant. Mon Cyldias fit deux nouvelles tentatives, aussi peu fructueuses que les précédentes. Sa frustration devint palpable tandis que l’amusement de Roderick décuplait.

— Tu ne peux m’atteindre d’aucune façon puisque le sang qui coule dans tes veines ne vient pas seulement de moi, mais aussi du peuple des Édnés. Or, Ulphydius avait autrefois mis au point une potion particulière, visant à se protéger uniquement de la magie de ces êtres étranges qui lui avaient donné la vie parce qu’il savait que, de toutes les créatures de l’univers de Darius, aucune ne voudrait autant sa mort que celles-là… Il y a bien longtemps que je connais cette mixture, la nécessité de me protéger du courroux de ta mère ayant primé sur bien d’autres choses par le passé. Ta grand-mère n’a pu détourner cette magie qu’une seule fois et sans succès. La preuve : je suis toujours là, alors ne gaspille pas inutilement ton énergie.

Écœurée par tant d’arrogance, j’utilisai un sortilège qui surprit cet imbécile, mais ne le neutralisa pas complètement. Sans attendre, j’en lançai un second. J’eus le mérite de voir Roderick s’immobiliser, mais je ne me leurrais pas. La magie n’opérait pas sur cet homme comme elle le devait. Ses doigts bougeaient déjà, signe que mes sortilèges ne tiendraient pas longtemps. Il valait mieux partir et régler ce problème plus tard. Visiblement d’accord avec moi, Alix m’agrippa par un bras.

— Allons-nous-en avant qu’il ne retrouve sa mobilité. J’ignore ce qui le protège, mais il est clair que nous n’en viendrons pas à bout sans le savoir… Espérons simplement que l’envie de nous suivre ne le prendra pas !

Nous fûmes au pied de l’épifrêne quelques secondes plus tard, pressés de traverser. Sans même un regard en arrière, nous apposâmes en même temps une main sur les marques de griffes bien visibles sur l’écorce lisse. Une aveuglante lumière blanche nous enveloppa aussitôt. Nous disparûmes alors qu’une série de jurons résonnaient à mes oreilles ; Roderick était libre.

 

* *

*

 

— Crois-moi, mon garçon, le jour où je te tuerai n’est plus très loin.

Roderick avait beau être frustré de s’être fait avoir par cette Fille de Lune puissante mais supposément inexpérimentée, il n’en demeurait pas moins qu’il avait obtenu plus qu’il ne croyait possible : il savait où était l’enfant d’Alejandre. Quand il avait parlé d’accouchement, des images des vouivres de Mésa et de la ville des sirènes s’étaient imposées à l’esprit de Naïla avec tellement de force que Roderick les avait aisément captées. L’obsidienne fonctionnait donc à merveille sur cette jeune femme, servant parfaitement les desseins de l’Être d’Exception.

— Une petite visite au pays des sirènes s’impose. Je suis certain que la reine sera heureuse de me savoir de retour dans son bel univers…, murmura Roderick, un sourire mauvais plaqué sur ses lèvres craquelées.

Avant la fin de la journée, il traversa vers Mésa, bien décidé à récupérer ce qu’il croyait toujours être un petit-fils extrêmement puissant. Conscient que Phydias, le Sage qui gardait le plus connu des passages pour Mésa, ne lui ouvrirait pas les bras d’enthousiasme, il choisit d’utiliser le seul passage débouchant sur la terre ferme.

 

Quête d'éternité
titlepage.xhtml
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html